20 juillet 2023

Marc BIHAIN, Secrétaire général de l’IRE

 

Le questionnement du Collège concernant les sociétés de conseil et les sociétés patrimoniales des réviseurs d’entreprises nous a interpellé.

Pour rappel, sous la loi du 22 juillet 1953, les incompatibilités frappant les réviseurs d’entreprises étaient les suivantes. 

Ancien article 13 Loi 22/07/1953 :« Le réviseur d’entreprises ne peut exercer des activités ou poser des actes incompatibles avec la dignité ou l’indépendance de sa fonction.

§ 2. Le réviseur d’entreprises ne peut exercer des missions de révision dans les situations suivantes :

a) exercer la fonction d’employé, sauf auprès d’un autre réviseur d’entreprises ou d’un autre cabinet de révision ;

b) exercer une activité commerciale directement ou indirectement, entre autres en qualité d’administrateur d’une société commerciale ; n’est pas visé par cette incompatibilité l’exercice d’un mandat d’administrateur dans des sociétés civiles à forme commerciale ;

c) exercer la fonction de Ministre ou de Secrétaire d’Etat.

Le point a) ne s’applique pas aux fonctions exercées dans l’enseignement.

§ 3. En ce qui concerne le point a) et le point b) visés au paragraphe 2, une dérogation peut être accordée par le Conseil de l’Institut, après avis favorable du Comité d’avis et de contrôle de l’indépendance du commissaire. »

Analyse de la loi de 1953

En ce qui concerne les sociétés « civiles à forme commerciale », la loi permettait aux réviseurs d’entreprises d’y exercer des mandats sans devoir le mentionner, ni demander d’autorisation spécifique à l’IRE.

La notion de « société civile à forme commerciale » était une société classique (à l’époque en général SA, SPRL, SCRL) dont l’objet était civil.

La loi stipulait à l’époque « Les sociétés civiles à forme commerciale sont les sociétés dont l'objet est civil, et qui, sans perdre leur nature civile, ont adopté la forme d'une société commerciale pour bénéficier de la personnalité juridique. Elles n'ont pas la qualité de commerçant. »

Il faut noter que la notion de « commerçant » n’était pas définie par la loi. L'article 1er de l’ancien Code de commerce disposait simplement que « sont commerçants ceux qui exercent des actes qualifiés commerciaux par la loi et qui en font leur profession habituelle, soit à titre principal, soit à titre d'appoint. »

Toutefois, la notion d’ « acte de commerce » n'était pas non plus définie par le Code de commerce, lequel se contentait d'énumérer les actes réputés commerciaux.

En ce qui concerne les professions libérales, il est clair qu’il ne s’agit pas de commerçants. Ainsi, si on se réfère au site de Partena (Vous installer en tant que profession libérale, mode d’emploi | Partena Professional (partena-professional.be)), on peut lire : « Les professions libérales concernent exclusivement des services intellectuels et conceptuels pour le public. Sont donc de fait exclues toutes les activités industrielles, mais aussi commerciales. Les professions libérales recouvrent quatre grands domaines d’activité : santé, juridique, économique/professionnels du chiffre, technique ».

Ainsi, depuis l’origine, en fonction du caractère intellectuel de leurs prestations, les avocats, les notaires, les experts-comptables, les conseils fiscaux ainsi que, entre autres, les réviseurs d’entreprises ont été considérés comme des professions libérales n’ayant pas le statut de commerçant. 

Si une profession libérale était constituée sous forme de société, elle ne perdait pas sa nature « civile » car son objet, à savoir l’exercice d’une profession libérale, n’était pas commerçant. 

C’est sur base de ce raisonnement qu’un réviseur d’entreprises était autorisé à prendre un mandat d’administrateur non seulement dans un cabinet de révision, mais également dans une société ayant pour objet de donner des conseils en matière de comptabilité ou de fiscalité, pour autant que soient respectées les dispositions de la loi du 22 avril 1999 (devenue entretemps loi du 17 mars 2019) relative aux professions d’expert-comptable et de conseiller fiscal.

En effet, ces métiers étaient tous considérés comme des professions libérales n’ayant pas de caractère de commercialité et, par conséquent, n’entrainaient pas d’incompatibilités au sens de l’ancien article 13 de la loi du 22 juillet 1953.

Il en allait de même pour les mandats dans les ASBL, celles-ci étant réputées non commerçantes.

En ce qui concerne les sociétés immobilières patrimoniales, leur caractère civil dépendait de leur objet social. Les sociétés qui ont simplement pour but de détenir un patrimoine immobilier de type familial sans développement commercial étaient considérées comme ayant un objet civil. Cela impliquait qu’une inscription au registre de commerce n’était pas requise. Pour une définition de la société patrimoniale à caractère civil, nous renvoyons à T. BONTE, « De NV als patrimonium-vennootschap », Mechelen, Kluwer 2006.

Pour définir la gestion normale d’un patrimoine privé n’ayant pas de caractère commercial, on pouvait utilement se référer à la notion fiscale de « gestion normale d’un patrimoine privé ».

Selon l’administration fiscale, « La gestion du patrimoine se distingue, en fait, de l’exercice d’une occupation lucrative ou de la spéculation, tant par la nature des biens – c’est-à-dire immeubles, valeurs de portefeuille, objets mobiliers (tous biens dont se compose normalement un patrimoine privé) – que par la nature des actes accomplis relativement à ces biens : ce sont les actes qu’un bon père de famille accomplit, non seulement pour la gestion courante, mais aussi pour la mise à fruit, la réalisation et le remploi d’éléments d’un patrimoine, c’est-à-dire des biens qu’il a acquis par succession, donation, ou par épargne personnelle, ou encore en remploi de biens aliénés » (Doc. parl., Sénat, 1961-1962, n° 366, p. 147).

Il s’agit donc d’une notion de fait et de jugement. Sur cette base et de pratique constante au sein de notre conseil, il a été admis par l’IRE que les réviseurs d’entreprises pouvaient exercer un mandat d’administrateur dans une société immobilière ayant un objet civil consistant à détenir un patrimoine immobilier privé tel que les bâtiments dans lesquels sont logés les bureaux du cabinet d’audit et/ou l’habitation privée du réviseur et de sa famille.

En ce qui concerne les sociétés dont l’objet social était commercial, la loi du 22 juillet 1953 ne permettait pas à un réviseur d’y exercer un mandat d’administrateur, sauf dérogation spécifique octroyée par l’IRE (cf. art. 13, § 3 mentionné ci-dessus).

L’Institut avait en effet la possibilité d’octroyer des dérogations (après avoir consulté l’ACCOM) pour permettre ces mandats d’ordre commercial, pour autant que les règles d’indépendance soient respectées. L’IRE a ainsi octroyé au fil des années un nombre limité d’exceptions (en vérifiant chaque fois le respect de la condition d’indépendance). L’IRE a remis cette liste au Collège de supervision des réviseurs d’entreprises au moment où celui-ci a été mis en place.

Depuis, nous n’avons plus octroyé d’exceptions (ce n’est plus notre compétence), ni suivi le sort des anciennes exceptions précédemment octroyées.

Article 29 de la loi du 7 décembre 2016

L’article 29 de la loi du 7 décembre 2016 reprend quasiment mot pour mot l’article 13 de la loi du 22 juillet 1953. Il est simplement ajouté que le Roi peut prévoir des exceptions à ces incompatibilités et qu’il peut également déterminer les modalités d'octroi d'une dérogation par le Collège. En effet, c’est maintenant cet organe qui est devenu compétent pour l’octroi d’exceptions éventuelles.

Force est de constater que, malgré les nombreuses demandes formulées par l’IRE depuis décembre 2016, aucun arrêté royal n’a été adopté sur ce sujet. Depuis lors, à notre connaissance, aucune exception n’a été accordée par le Collège.

En avril 2018, la loi du 15/04/2018 portant réforme du droit de l’entreprise a abrogé la notion de commerçant. Les motivations de cette abrogation n’avaient rien à voir avec notre profession. Nous vous renvoyons à l’excellent article d’Emmanuel PIETERS (Directeur général a.i. au SPF Economie) publié dans le TAA de juin 2018 (TAA_59_2018_3de_proef.pdf (icci.be)), lequel donne 4 raisons pour l’abrogation de la notion de commerçant. Ces raisons peuvent se résumer comme suit :

  • le concept d’« acte de commerce » était considéré comme source d’insécurité juridique ;
  • le droit européen a imposé au fil du temps la notion d’entreprise à celle de commerçant ;
  • le concept de « commercialité » divise artificiellement le droit des affaires en opérateurs économiques qui objectivement ne méritent pas un traitement législatif différent ;
  • le remplacement du tribunal de commerce par le tribunal de l’entreprise rend cette notion obsolète.

À l’occasion de l’adoption de la loi du 15 avril 2018 s’est posée la question de savoir si l’abrogation de la notion de « commerçant » pouvait avoir un impact collatéral non désiré sur les professions libérales qui faisaient référence à cette notion dans leurs règlements disciplinaires respectifs.

Pour répondre à cette question, nous renvoyons de nouveau à l’article précité de M. Emmanuel PIETERS relativement à l’interprétation de l’article 29 de la loi du 7 décembre 2016.

Extrait : « Comment doit s’entendre cette exception après la disparition de la notion de commerce ? Dès lors qu’une disposition législative ne peut être interprétée de telle manière qu’elle en perdrait tout effet, il faut tenter de suppléer à cette disparition.

Le problème se pose ailleurs. Ainsi, la définition du consommateur inscrite à l’article I.1 du Code de droit économique (importée de la directive 2005/29/CE du 11 mai 2005 sur les pratiques commerciales déloyales) est libellée comme suit : « toute personne physique qui agit à des fins qui n’entrent pas dans le cadre de son activité commerciale, industrielle, artisanale ou libérale ».

Le droit européen lui-même fait l’économie d’une définition de « l’activité commerciale ».

Dans un tel cas, en l’absence de contenu légalement défini, il n’y a guère d’autre solution que de se reporter au sens usuel des mots, lus en l’espèce à la lumière d’une disposition légale disparue. Les travaux préparatoires de la loi du 15 avril 2018 portant réforme du droit de l’entreprise ne disent rien sur cette question. On peut raisonnablement estimer que le législateur n’a pas voulu modifier la portée de dispositions telles que l’article 29 de la loi du 7 décembre 2016 précitée. 

Il faudra donc, pensons-nous, continuer à l’appliquer « comme si » le concept de commercialité existait toujours, afin de lui donner un effet utile, qui rencontre les intentions du législateur de 2016. C’est d’ailleurs ce qui paraît être l’intention du législateur, qui a inscrit à l’article 254 de la loi précitée une disposition transitoire libellée comme suit : « A compter de la date d’entrée en vigueur de la présente loi, sauf dispositions contraires, dans toutes les lois, la notion de “commerçant” au sens de l’article 1er du Code de commerce doit être comprise comme “entreprise” au sens de l’article I.1 du Code de droit économique. Par dérogation à l’alinéa 1er, la présente loi ne porte pas atteinte aux dispositions légales, réglementaires ou déontologiques qui, en faisant référence aux notions de “commerçant”, “marchand” ou à des notions dérivées, posent des limites aux activités autorisées de professions réglementées. »

Par conséquent, sur base de cette interprétation à laquelle nous souscrivons, il est toujours possible pour un réviseur d’entreprises, sans devoir demander l’autorisation spécifique au Collège, d’exercer aujourd’hui un mandat d’administrateur : 

  • soit dans une société dont l’objet est l’exercice d’une profession libérale non commerçante, tel que (par exemple) réviseur d’entreprises, expert-comptable ou conseil fiscal (en outre, dans ces deux derniers cas, en respectant des conditions de la loi du 17 mars 2019) ; (NB : pour information, une clause générale fréquemment reprise dans les statuts des sociétés de révision et acceptée par le conseil de l’IRE est que « les activités de la société doivent être compatibles avec le statut de réviseur d’entreprises ») ;
  • soit dans une ASBL dont l’objet était réputé ne pas être de nature commerciale ;
  • soit dans une société patrimoniale ayant pour objet la gestion d’un patrimoine privé.

L’exercice de ces mandats est bien évidemment soumis au respect des principes d’indépendance et de la condition d’honorabilité de l’article 29 de loi du 7 décembre 2016 qui stipule que : « Le réviseur d'entreprises ne peut exercer des activités ou poser des actes incompatibles avec soit la dignité, la probité ou la délicatesse, soit avec l'indépendance de sa fonction. »

Toute autre interprétation aurait pour effet de donner à l’abrogation de la notion de commerçant une portée non désirée par le législateur de 2018 contraire aux déclarations du ministre de la Justice de l’époque, M. Koen GEENS.

Droit européen

Il nous semble également utile de se référer à l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 27 février 2020 dans l’affaire C-384/18 concernant l’IPCF (Institut aujourd’hui intégré dans l’ITAA).

Dans cet arrêt, la Cour de justice déclare en effet que « en interdisant l’exercice conjoint de l’activité de comptable avec celles de courtier ou d’agent d’assurances, d’agent immobilier ou toute activité bancaire ou de services financiers, et en permettant aux chambres de l’Institut professionnel des Comptables et Fiscalistes agréés d’interdire l’exercice conjoint de l’activité de comptable avec toute activité artisanale, agricole et commerciale, le Royaume de Belgique a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 25 de la directive 2006/123/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur, ainsi que de l’article 49 TFUE ».

La portée de cet arrêt de la CJUE qui condamne la Belgique est claire. Les aspects déontologiques et les interdictions concernant les professions réglementées doivent être équilibrés et proportionnés en mettant en balance, d’une part, la protection de la mission d’intérêt général des professions réglementées et, d’autre part, les règles européennes en matière de liberté d’entreprendre et de concurrence.

Si nous transposons cet arrêt de la CJUE aux réviseurs d’entreprises, nous devons conclure que le droit belge imposant à tout réviseur d’entreprises une interdiction générale stricte sans la moindre exception possible (faute d’Arrêté Royal) d’exercer une activité commerciale, même à titre accessoire, n’est pas conforme au droit européen.

Nous sommes d’avis que, sur base de cette jurisprudence, en cas de contestation, les réviseurs d’entreprises disposent d’arguments juridiques solides pour défendre le fait que l’exercice d’un mandat d’administrateur dans une société (commerciale) n’est pas en soi incompatible avec le statut de réviseur d’entreprises pour autant que les conditions relatives à l’indépendance et l’honorabilité soient respectées.

Une rapide comparaison des pays limitrophes de la Belgique nous enseigne par ailleurs que l’interdiction générale imposée aux réviseurs d’entreprises est bien plus sévère que les règles applicables aux auditeurs légaux dans les pays voisins, comme la France, les Pays Bas ou le Luxembourg par exemple. Cf. annexe.

Réécriture de l’article 29 de la loi du 7 décembre 2016

L’Institut des réviseurs d’entreprises est d’avis qu’il serait souhaitable pour l’attractivité de la profession que l’article 29 de la loi du 7 décembre 2016 soit globalement réécrit.

Nous avons déjà eu l’occasion de vous faire part de nos souhaits en cette matière. Nous nous permettons de les rappeler ci-dessous.

Dans le prolongement de la suppression de la notion d’« activité principale », l’IRE propose que le régime des incompatibilités soit radicalement assoupli avec comme principe général que les réviseurs d’entreprises puissent exercer toute autre activité professionnelle quelconque (comme par exemple accepter des mandats d’administrateur dans des sociétés) pour autant que le respect de l’indépendance soit assuré et que les conditions d’honorabilité reprises à l’article 29, § 1er soient respectées.

Le contrôle du respect de ces conditions d’honorabilité et d’indépendance relève de la compétence du Collège de supervision des réviseurs d’entreprises.

Afin de permettre ce contrôle, l’IRE propose que les réviseurs d’entreprises déclarent dans le registre tenu par l’IRE (partie non consultable par le public) toutes leurs activités professionnelles annexes à celles de leurs missions révisorales.

Par contre, aucune déclaration et aucun contrôle ne devraient s’appliquer en ce qui concerne les activités purement privées n’ayant pas de caractère professionnel, les activités d’enseignement ou encore les activités de nature politique.

L’IRE reste à la disposition de toutes les parties prenantes pour poursuivre les discussions concernant la modernisation de l’article 29 de la loi du 7 décembre 2016.

Dans l’intervalle, l’interprétation historique de cette disposition reprise ci-dessus et telle qu’elle était applicable avant l’abrogation de la notion de commerçant en avril 2018 doit « a minima » être garantie.

Nous restons à votre disposition pour toute information que vous pourriez désirer.